Rencontre avec Sylvain Dubuisson
Dans le quartier Saint-Germain-des-Prés, la grisaille du mois de Mars plombe le ciel matinal. Il est dix heures et je me rends à la galerie RueVisconti, au dix-neuf de la rue dont elle porte le nom, pour rencontrer Sylvain Dubuisson, designer de renom, lui même père, fils, petit-fils et arrière-petit-fils de célèbres architectes.
Une fois dans l’antre culturelle, un homme élégant de soixante-et-onze ans, au regard gamin et chaussé de sneakers bleues me serre la main. C’est Sylvain Dubuisson. Très vite, il m’invite à faire le tour de ses œuvres en me prévenant : « Ce n’est pas une rétrospective, ici l’exposition est principalement composée de pièces récentes. » Après trois pas, il s’immobilise et me regarde rieur : « Vous savez, au début on disait toujours que je ne faisais que des lampes car dans les années 80, j’avais fait sept ou huit lampes. Alors cette exposition m’amuse beaucoup car j’ai mis en avant mes tables. » D’ailleurs, nous voilà face au modèle Stand up, une table qui se rabat contre le mur tout en ayant, par sa forme, une analogie aux nappes brodées. Cette pièce représente bien la question sous-jacente à la majorité des travaux du designer, à savoir l’économie d’espace. Très simple à manipuler, le panneau en sycomore de Stand Up introduit une autre dimension très maîtrisé du travail de Sylvain Dubuisson, les poids et contrepoids.
Nous passons à une seconde table baptisée À Livre ouvert. Aussitôt, son créateur, très fier, me fait écouter le bruit léger de l’extension des coulisses. Le travail du métal, du teflon noir, est épatant. Je remarque surtout le plateau en pierre du Brésil, sublime ouvrage que le désigner me présente : « la table s’appelle À livre ouvert car ce sont deux morceaux de sédiments terrestres qui étaient ensemble avant d’être séparés et refaçonnés de manière à ce qu’ils s’assemblent, comme un livre ouvert. » Ce qui me frappe, c’est l’attention accordée aux détails des charnières, directement taillées dans la pierre. Le piétement en aluminium, ouvrage des fonderies Dacheville Nicol, est épuré. Sylvain Dubuisson m’explique : « le rapport à l’artisan est primordial, je fais des dessins extrêmement précis des choses que j’attends lorsque j’imagine un projet, mais c’est toujours l’artisan qui apporte une magnificence supérieure.«
Pour dialoguer avec les quatre plateaux de sa table À livre ouvert, l’artiste a sélectionné quatre photographies de son fils Émile Dubuisson, intitulées Winter Seascapes, qui donnent à voir la mer, à Long Island en hiver.
Soudain, Sylvain s’arrête, me regarde et lance : « La première chose que j’aurais dû vous dire c’est que nous sommes ici dans l’ancienne imprimerie de Balzac. C’est pour cette raison que j’ai mis face à l’entrée un tirage numérique de la photographie Balzac, prise en 1908 par Edward J. Steichen. » En effet, la photo trône au-dessus de deux étagères en érable nommées D’un Sens l’autre, qui peuvent à l’envie se retourner en lutrin. Elles accueillent des livres, une sculpture en bronze à la cire perdue de Vincent Barré, Ex voto, main II, une seconde sculpture – cette fois de Sylvain Dubuisson – Le Thermos réconforté, qui est bonnement un thermos trouvé en braderie habillé d’un col de fourrure aux boutons miroir. Mais les étagères comptent surtout une pièce unique et plus historique du travail du designer, une des fameuses lampes des années 80, Le Coeur d’amour épris, mêlant ébène, laiton nickelé, émail, carte postale, ampoule halogène d’automobile, élastique, et Plexiglas® bleu.
Sans s’attarder plus longtemps sur ce souvenirs vieux d’une trentaine d’années, Sylvain reprend la parole : « L’espace est très grand ici et une table, par rapport aux autres mobiliers, a la faculté de séparer l’espace. Pour moi, le plan de la table se prolonge mentalement dans une horizontalité qui divise l’espace en deux. C’était là-dessus que je voulais jouer. » Le designer se penche en avant, passe une main sous la magnifique table en cuivre. Un clic se fait entendre. Le meuble se libère alors, totalement désaxée, majestueux. Il poursuit : « L’essence même de la table qui est horizontale, devient flexible. Avec celle-ci, un mouvement se crée, avant de trouver son équilibre. La lenteur du balancement instaure une méditation très agréable autour d’un meuble quotidien. » Le secret de cette pièce réside dans les poids, le niveau et la tare joliment dissimulés sous le plan de table. Une tare proposée par deux médaillons, signés à gauche par les ateliers Saint-Jacques et à droite par l’auteur, offrant un réglage au gramme près d’une table pesant cent-soixante kilos. La perception visuelle du poids de la table est surréaliste, je la pensais trois fois plus légère. Sylvain raconte : « Pour faire un pièce aussi vertigineuse j’avais besoin de dialoguer avec les artisans. Sans eux, cette pièce n’existerait pas. La question de la technique, c’est le partage avec les gens qui fabriquent. » Cette table, la Tout si two, est l’un des plus bel ouvrage qu’il m’ait été donné à voir pour une pièce design.
Dix pas en sneakers bleues plus loin, le designer me fait découvrir un espace plus intime. Composé d’un canapé-lit en bambou inspiré du XVIIIe siècle, nommé Leçons du passé – soit un fauteuil dans un fauteuil, qui de manière plus moderne s’assemble avec un zip. Mais semblant peu conquis par cette dernière création, Sylvain Dubuisson passe vite à une autre.
Grand Pli à 45° est une étagère minimaliste où une feuille de cuivre est pliée à quarante-cinq degrés. Une simple corde de théâtre vient suspendre la matière au mur. Sur l’étagère plusieurs objets attendent un regard. L’hôte les présente de manière factuelle : « Ça c’est un exemplaire des Grands Prix nationaux que j’avais fait pour le Ministère de la Culture en 1992. C’est un trophée en ébène avec un parchemin caché à l’intérieur. Et ça c’est un livre avec un poème de Dominique Le Buhan, aux Édition AREA.«
Un pas chassé sur la droite et le designer continue les présentations avec ses travaux. « Ces fauteuils et appliquent sont des pièces que j’ai récupérées du salon de thé japonais Toraya. Au lieu de les restaurer, ils allaient les jeter. J’ai eu la chance de le récupérer à temps. » Une attitude qui me choque de la part d’un lieu que j’affectionne, un « ils sont inconscients et même stupides » m’échappe. Puis l’idée que j’aurai pu récupérer ces fauteuils à la sellerie sublime moi-même me traverse l’esprit. Mais la bêtise n’arrête pas Sylvain Dubuisson qui m’entraîne vers une autres partie de l’exposition.
« Voilà un ensemble pour une chambre d’enfant avec un lit de Jean Prouvé encadré par deux pièces hybride, deux coffres à jouets en orme que j’ai baptisé Accessoires des anges. L’enfant peut axer son appui comme il le désire, dans le sens qu’il souhaite grâce aux coffres. Ou juste cacher ses trésors. » Dans les fameux coffres : des cartes Pokémon, des livres et autres babioles gamines donnent vie et sens à l’ensemble simple, malin et précieux. Autour du lit, aux murs, des pastels de l’artiste Marc Couturier habillent l’espace et soulignent le rêve naïf proposé.
À l’opposé d’une création pensée pour les enfants, nous nous dirigeons vers un prototype de bureau. Le designer raconte : « C’est le proto d’une commande spéciale faite par un banquier. Avec ce bureau, je voulais encore exprimer la légèreté. Comme beaucoup de mes pièces, la structure, l’ossature, est très importante. Les piétements sont en hêtre verni et le plateau est en aluminium gainé de cuir. D’ailleurs, si on regarde bien cette peau qui est exceptionnellement grande il est possible de remarquer le coup porté par le bourreau à l’animal. » Posé sur le bureau, un vase que je connaissais déjà trône. Son nom Le Cœur brûlé, il est le fruit d’un workshop GlassLab aux Musée des Arts Décoratifs de Paris. Le verre coloré est directement soufflé dans son moule en cèdre, la fusion du verre entraînant un travail unique. Le bois est brûlé de l’intérieur et ses nervures donnent au verre tout son caractère unique.
À côté du bureau, un plan s’affiche au mur, Sylvain commente : « Mon père, Jean Dubuisson, était un grand architecte des années soixante et soixante-dix. C’est lui qui a dessiné le plus de logements sociaux de qualité en France. Ici, le plan est celui du bâtiment La Caravelle à Villeneuve-la-Garenne. La qualité du dessin est absolument extraordinaire mais La Caravelle a posé des problèmes de longévité et d’entretien. Et surtout, il a été rénové, enfin si l’on veut, par le seul architecte qui n’aurait jamais dû toucher à l’architecture de mon père, soit Roland Castro. Maintenant le bâtiment est détruit mais je sens une filiation avec lui. Et ici, on trouve les photographies de Raphaël Rein, sur un ouvrage de mon grand-père, Émile Dubuisson, à savoir le Beffroi de l’hôtel de ville de Lille. Il a fait les premières voûtes en béton en France dans les années trente.«
Une dernière salle accueille quelques objets Dubuisson, des couverts pour la marque Guy Degrenne, des tasses à café en porcelaine de Limoges pour Bernardaud, un Mézuzah réalisé pour le musée d’Israël à Jérusalem, et d’autres prototypes, le tout dans une vitrine en chêne et verre également signée par le designer. Autour, aux murs, de nombreux croquis, dessins techniques, plans et autres dessins d’architecture. L’occasion de présenter des projets en cours, d’autres terminés ou avortés. Comme une synthèse de carrière, comme un bureau ouvert au public, la dernière salle noie sous les projets. Impressionnant.
Les créations de Sylvain Dubuisson sont toutes ingénieuses, amoureuses de la matière et du métier. La qualité, la précision et la beauté des pièces sont mises en avant, devant leur créateur, humble artisan de l’espace.
Alexandre Fisselier