Le style militaire envahit la mode
L’influence militaire est omniprésente dans la mode. À chaque coin de rue, des hommes, des femmes, des enfants sont martialement drapés. À chaque coin de rue, on croise des colonels habillés de fripes chinées, de fiers lieutenants sapés en Etro, de chics moussaillons en Mihara Yasuhiro. Parfois, on voit même des croiseurs légers en Christian Dior, printemps/été. Et cette mode guerrière ne date pas d’hier.
Déjà, en 1846, la reine Victoria habillait le prince Albert Edward, âgé de quatre ans, en petit marin. En 1879, Thomas Burberry dessina et commercialisa le trench-coat. Trente-quatre ans plus tard, Gabrielle Chanel, inspirée par l’armée, détourna les blouses de marin en marinière quotidienne.
Dans les années 1960, Yves Saint Laurent conçoit ses célèbres cabans, donnant naissance à une mode d’inspiration militaire, ensuite adoptée et déclinée par des créateurs tels que Dries Van Noten, Balmain ou encore Givenchy. Cette tendance se retrouve jusqu’en dans les accessoires, des lunettes de soleil aviateur chez Ford à la maroquinerie de Louis Vuitton. […] De nos jours, on trouve l’imprimé camouflage dans tous les rayons, des baskets Nike aux pansements pour enfants.
Le livre Le style militaire envahit la mode, aux éditions Phaidon, approche une explication de la prolifération du look guerrier, et sert de catalogue illustré pour s’inspirer des nombreuses références présentées. L’auteur, Timothy Goldbold, spécialiste du design d’intérieur et de la mode, a fait ses classes et a affuté son regard chez Ralph Lauren, où il a été styliste seize ans, de 1989 à 2005.
Dans la préface, Timothy Goldbold raconte la naissance de son intérêt pour l’influence militaire dans la mode :
Je me souviens encore de l’armoire de mon père, dans laquelle étaient fièrement suspendus son uniforme militaire et son blouson du Trinity College de Melbourne. Cette garde-robe était une réelle source de fascination pour l’enfant que j’étais : elle représentait le pouvoir, l’intellect et l’élégance. Elle m’a fait prendre conscience de l’impact de nos choix vestimentaires sur nos émotions, et à quel point ce que nous portons peut influencer notre comportement.
Alors que le titre de l’ouvrage laisse imaginer un seul style militaire, la réalité est autre. Il existe plusieurs types d’influences embrassés par la mode. Une division est nettement affirmée depuis l’arrivée d’une nouvelle ère guerrière, comme le souligne l’historienne de la mode Colin McDowell dans le livre :
Les uniformes commencent à évoluer avec l’apparition […] des armes automatiques et sans fumée, comme les mitraillettes, ce qui rend le port de couleurs vives sur le champs de bataille très dangereux. Les troupes belges du début de la Première Guerre mondiale […] sont décrites comme « aussi visibles que des taches de vin sur une nappe propre ». Ces pays qui envoient des troupes en vestes rouge vif dans les tranchée optent rapidement pour plus de discrétion […]. (Mais) l’allure militaire n’est pas entièrement abandonnée. L’uniforme se divise en deux styles distincts. Le premier est un costume conçu pour l’action, pratique, peu coloré et solide. Le second uniforme est plus formel et conservé à des fins cérémonielles.
Cérémonie, Campagne, et Légion
Les trois premières parties du livre se consacrent à la bipartition entre costumes glorieux et éclatants et vêtements discrets et pratiques.
La tenue de cérémonie, colorée, splendide, héroïque, n’a plus pour usage d’effrayer l’ennemi mais uniquement de parader. Des apparats flamboyants vite repris par les artistes. Tous en hussard, des Beatles à Michael Jackson, en passant par Jimi Hendrix. En automne 2016, le créateur Olivier Rousteing charge avec une collection d’officiers élégants, redoutables, tous bien « entressés » de dorure.
Les modes campagne et légion sont simples et pratiques, comme un T-shirt en coton blanc. Pour faire une rapide explication, le style légion est la déclinaison « estivale » du style campagne. Deux courants qui peuvent se résumer en trench-coat Burberry contre veste safari Canali.
Camouflage et Dazzle
Le livre, Le style militaire envahit la mode, met en évidence les différents camouflages et leurs influences variées sur la mode. Timothy Goldbold en rappelle les origines :
Depuis le premier usage du camouflage […] au début du XXe siècle, des artistes s’engagent à créer des motifs qui se fondent dans des environnements de plus en plus spécifiques ; entre autres les célèbres Ellsworth Kelly, Arshile Gorky et Grant Wood. La dernière génération d’imprimés est très éloignée de l’irrégulier « puzzle » de taches […] Les Allemand et les Danois emploient des motifs Flextarn à pointillés, tandis que les américains et les Canadiens utilisent des imprimés « numériques » pixellisés.
L’auteur poursuit sur l’entrée du motif camouflage dans la mode :
Dans les années 1990 […] les pantalons camouflage se propagent, associés en général à des bottines Timberland. Depuis, le camouflage est un emblématique, de la scène hip-hop aux défilés haute couture : John Galliano conçoit une robe de soirée sensuelle pour Christian Dior en 2001, Louis Vuitton décline sa maroquinerie sur ce thème.
Timothy Goldbold consacre un chapitre intégral au « camouflage Dazzle […] une invention de la Première Guerre mondiale. »
En 1914, le zoologiste britannique John Graham Kerr […] propose à l’armée d’utiliser un camouflage emprunté au monde animal (en particulier le zèbre, le jaguar et la girafe) pour rendre les bateaux moins visibles et plus difficiles à localiser. […] L’efficacité de la technique n’est pas prouvée, mais les télémètres et radars de la Seconde Guerre mondiale l’ont rendue obsolète.
Le Dazzle, bien qu’aujourd’hui, oublié du camouflage, a survécu dans la mode et les arts. Graphistes, artistes, surtout les cubistes, en particulier Pablo Picasso, s’en inspirent. Sur les podiums le Dazzle est adopté « par le créateur pour hommes Simon Spurr en 2012, qui mentionne Norman Wilkinson et Rick Owens en 2013 comme ses principales sources d’inspiration »
De la rupture à la séduction, les lignes franches et les formes graphiques du […] Dazzle sont employées comme symboles de l’homme urbain sûr de lui. […] Les formes asymétriques des motifs type Dazzle apportent une certaine spontanéité et personnalité à une tenue ; ce qui explique l’attrait de ce motif pour des maisons mythique telles que Valentino et Christian Dior.
Avoir la classe partout
Après le chapitre Dazzle, Timothy Goldbold poursuit sur la Marine, le corps d’armée le plus chic et le plus romantique. La marinière, pièce phare de la marine, « particulièrement appréciée par Coco Chanel, Pablo Picasso, James Dean et Andy Warhol, est intemporelle. Ses rayures bleues et blanches – censées […] faciliter le repérage d’un homme tombé à la mer – attirent les créateur et leurs clients. Jean Paul Gaultier […] est l’un de ses plus grands fans et joue avec l’aspect graphique du motif et avec le lien entre marine et érotisme. Il associe T-shirt rayés ajustés, pantalons de marins et tatouages dans des looks très sexualisés. »
La marinière n’est pas la seule pièce à retenir, il y a aussi les fameux petits chapeaux à pompon, les bachis, ou les cabans, grosse veste en laine épaisse ou cachemire, pièce récurrente chez Yves Saint Laurent.
Avoir la classe partout, c’est l’avoir autant en Orient qu’en Occident, même dans l’armée. « Les terres lointaines de l’Asie orientale et de l’Inde ont enflammé l’imagination de la mode occidentale depuis les voyages de Marco Polo.»
Mais la fascination pour les uniformes orientaux et indiens est bien plus récente. […] Comme le montre l’immense succès de l’exposition de 2014 « Chine : à travers le miroir » du Metropolitan Museum of Art […] l’Occident embrasse l’Orient ou, au moins, l’interprète à travers des costumes de films et la mode, influencé par un prisme tout occidental. L’exposition présente des vêtements de Vivienne Tam, de John Galliano pour Dior et de Vivienne Westwood inspirés par la mode chinoise, tandis que la créatrice chinoise Guo Pei mêle le style occidental et les traditions de son pays natal.
Aujourd’hui, un col Mao n’est plus communiste mais presque frivole si bien porté.
Sombres références
Timothy Goldbold consacre le dernier chapitre du livre à l’attrait du public pour le style militaire brutal, pour les costumes sévères, ceux qui rappellent l’oppression de l’Allemagne nazie.
Dans les années 1970, le cuir noir est adopté par les cultures homosexuelles et fétichistes (Karl Lagerfeld crée les costumes fétichistes de film « Maîtresse », de 1976). David Bowie porte aussi une veste de cuir noir sur la pochette de « Heroes » en 1977, tandis que les punks, guidés par Vivienne Westwood, s’habillent non seulement de cuir mais entretiennent une imagerie nazie, par provocation. Le cuir et les éléments militaires se répandent dans le monde de la musique et de la culture populaire.
De nos jours, la mémoire symbolique de la guerre s’estompe peu à peu, un cuir noir croisé dans la rue n’envoie plus nécessairement à l’imagerie nazie. Il peut même évoquer la mode fétichiste sado-maso des années 1980. Une mode « S-M Lite » défendue par Thierry Mugler, entre autres, jusqu’à maintenant.
Véritable guide de référence, source d’anecdotes fashion, catalogue d’inspirations variées, Le style militaire envahit la mode ne s’adresse pas uniquement aux spécialistes ou aux novices. L’approche proposée par Timothy Goldbold est logique et complémentaire. Chaque chapitre est l’occasion de compléter le précédent, d’affiner son analyse.
L’ouvrage réussi son pari, l’auteur parvient à expliquer les raisons qui font qu’aujourd’hui sur un podium ou à la boulangerie les gens sont souvent habillés pour tuer.
Alexandre Fisselier