Galerie Avant-Scène, design d’avant-garde poétique
La galerie Avant-Scène traverse les ans, et coule, bonne mine, sa trente-et-unième année au numéro quatre de la Place de l’Odéon, à Paris. Trois décennies marquées par des modifications singulières du design pour tous. Trois décennies empreintes de courants variés, du rustique au tout plastique, du scandinave à l’uniformisation massive. Trois décennies hérissées de modes radicales. Trois décennies mères de nouvelles technologies et matières neuves. Trois décennies matrices de clients modifiés, nuancés, parfois bizuts… Après trente ans, la galerie Avant-Scène a tant connu, et a tenu face aux tentations. Elle a gardé le cap, sa marque. Sans ciller, la griffe s’est fixée avec poésie grâce à la seule passion de sa fondatrice, Elisabeth Delacarte. Une affection et une ambition pour une idée, celle d’un intérieur contemporain aux élégantes chimères baroques.
Elisabeth Delacarte, pourquoi ouvrir une galerie de mobilier artistique au cœur des années 1980 ?
L’année clé est 1985, lorsque s’est tenu au Grand Palais le Salon des Artistes Décorateurs. À cette époque, je travaillais dans la mode et n’avais presque aucun contact avec le milieu, de ce que l’on appelle aujourd’hui trop classiquement, design. Pourtant j’adorais les belles choses, celles qui habillent un intérieur avec panache. Lors de l’événement, j’ai pu découvrir une scène bouillonnante, captivante et pour moi déterminante. Tant, qu’à la suite du salon j’ai donné ma démission pour ouvrir Avant-Scène. Cela peut sembler très soudain, même brusque, mais ouvrir ma galerie n’était pas un choix instantané irréfléchi.
Depuis longtemps, j’étais une consommatrice frustrée et me trouvais dans une situation ironiquement indélicate. J’avais toujours reproché à mes parents de ne pas vivre avec leur temps, d’avoir une décoration figée. Alors que moi-même, je composais mon intérieur avec de pièces des années 1930. Je trouvais cette situation follement ridicule. Seulement, dans les années 1980, pour avoir une décoration intérieure contemporaine il fallait piocher dans le style scandinave. Déjà… Mais moi, je n’aimais pas ça. Ainsi, pour combler ma frustration, surtout qu’aucune autre galerie ne proposait réellement du contemporain, j’ai ouvert Avant-Scène. Bon, tout s’est joué à quelques mois avec la galerie Neotu. Si j’étais tombé sur elle avant, je pense sincèrement que Avant-Scène n’aurait jamais ouvert ses portes.
Mais l’ouverture des portes s’est faite, pouvez-vous revenir sur les balbutiements de Avant-Scène ?
S’il y a bien une chose dont je me rappelle des débuts de la galerie, c’est mon combat contre l’ordre préétabli en ameublement. Je devais me battre avec mes clients, jeunes comme vieux, pour leur faire comprendre que les meubles anciens appartenaient à une autre époque. Selon moi, les armoires des grands-parents devraient être enterrées avec eux et non passer de génération en génération. Sauf, bien naturellement, les pièces d’exception. D’ailleurs, ce raisonnement est aujourd’hui presque synonyme de bon sens. Cette évolution des pensées est en grande part le fruit de Ikea et de Habitat, je serais malhonnête d’occulter cela.
À la naissance de la galerie, toutes les créations étaient spontanées. Et disons-le, les finitions n’étaient pas toutes soignées. Surtout qu’en ce temps là, les métiers d’arts ne jouissaient pas de leur aura actuelle. Dans les années 1980 les finitions passaient après l’énergie impulsive de la création. Malheureusement, ces pièces abruptes, je ne les vendrais plus aujourd’hui. Mes premiers clients étaient intéressés par la spontanéité brutale alors qu’aujourd’hui nous vendons uniquement des pièces aux finitions parfaites. Cette évolution est parallèle à celle des métiers d’arts. Aujourd’hui des créations Avant-Scène s’exhibent dans des musées pour leur travail soigné et précieux. Les temps changent…
Il faut savoir qu’au début de Avant-Scène, mes artistes faisaient preuve de courage. Pour de nombreux artisans d’arts, la création contemporaine était sans mérite et nulle. C’était « bullshit ». Nombre d’entre eux ne concevaient leurs métiers qu’en faisant de la préservation et des pastiches de meubles anciens. Les créations Avant-Scène ne les intéressaient absolument pas, pire, ils les méprisaient. Le problème était tel, qu’aussi chauvine que je pouvais l’être, il m’était impossible, à l’époque, de faire travailler des artisans français pour mes artistes. Nous devions partir à la recherche d’ateliers en Italie et en Espagne.
Pourriez-vous nous en dire d’avantage sur les premiers artistes représentés par Avant-Scène ?
Elizabeth Garouste, Mattia Bonetti et Mino, étaient là dès le lancement de la galerie. Mais évoquer cette époque, c’est évoquer un autre temps de Avant-Scène. Les artistes représentés ne sont plus les mêmes. Certains ont changé de galerie, d’autres ont retracé leur carrière pour s’assurer un avenir moins incertain, car les aléas du métier d’artiste ne conviennent pas à tous. Et malheureusement, en trente ans, la mort a, elle aussi, pu faire son œuvre. Le sida est passé par là, en emportant certains avec lui. J’ai un souvenir particulier qui me revient. Alors que Gladys Mougin n’avait pas encore ouvert sa galerie, elle m’a présentée André Dubreuil, peintre décorateur, Mark Brazier Jones, architecte designer pour la télé ou pour des clips (Queen, David Bowie ou encore Duran Duran, ndlr), et Tom Dixon. Ce dernier avait motivé sa petite bande à faire autre chose, ils voulaient tous s’amuser à coups de fer à souder. Leur énergie créative était folle. Ce trio d’amis, est aujourd’hui très beau à voir, chacun a avancé dans le temps à sa manière. Tom est très fringuant, fait plus jeune que son âge, André coule des jours heureux à la campagne, et Mark est toujours assez grunge avec ses bagues « tête de mort »
Comment dénichez-vous les artistes Avant-Scène ?
Pour les artistes de la galerie, au-delà du talent, je retiens uniquement les gens avec qui j’ai de forts liens humains. J’ai besoin d’établir une entente et un respect mutuel avec eux. Il m’arrive d’adorer les ouvrages de quelques artistes et pourtant il me serait impossible de collaborer avec eux. Certains sont vraiment trop compliqués. Un jour, l’un d’entre eux m’a presque bousculée vers la dépression. Il m’épuisait, me dévorant chaque jour par ses problèmes existentiels et tensions intérieures.
Aussi, ma phrase va peut-être sembler naïve, mais selon moi il suffit de faire ce que l’on aime. Tout simplement. Je pense sincèrement que la passion appelle la passion. Et surtout, je ne suis pas une vendeuse, je ne sais pas vendre les choses que je n’aime pas.
Au fil des ans, j’ai également ouvert mon regard face aux autres galeries. Non par vanité commerciale, mais par curiosité de passionnée. Et en scrutant ailleurs, l’essence Avant-Scène s’est révélée ostensiblement à mes yeux. J’ai vu l’intérêt constant pour la poésie s’étaler création après création.
La poésie fut donc naturellement la thématique de l’exposition organisée pour les trente ans de Avant-Scène. Pouvez-vous partager quelques éléments de cette exposition ?
Pour les trente ans de la galerie j’ai rédigé une belle lettre à nos artistes pour les appeler à mettre leurs talents en œuvre pour, en une, deux ou trois créations inédites, révéler leurs visions de Avant-Scène. Comme chaque artiste a son image subjective de la poésie, toutes les pièces ont une inspiration variée. Par exemple, Hubert Le Gall se révèle très épris par le végétal, le bestial, mais toujours avec une élégance atypique. Pour l’exposition il a proposé les guéridons Pica, aussi forts que charmants.
Comment se déroulent les expositions Avant-Scène ?
Chaque année, nous mettons en place une unique exposition monographique à la galerie. Cet évènement annuel nécessite un engagement entier et franc de la part de l’artiste et de notre part. Dans le mobilier, préparer une exposition exige entre six et neuf mois de travail où nous finançons tout. Du premier prototype à l’ultime modification de finition.
Habituellement, pour les monographies, je n’impose aucune thématique. J’informe l’artiste des dates, que nous devons parfois repousser, et je le laisse libre de créer à sa guise. Néanmoins, je réponds toujours à leurs questions et rassure leurs possibles craintes. Jamais je ne refuse de regarder un dessin si l’artiste doute, car le dialogue est souvent la clé du problème.
Vincent Darré, ancien bras droit de Karl Lagerfeld chez Fendi, a quitté la mode pour créer la Maison Darré. Nicolas Adnet, architecte d’intérieur cofondateur du conséquent studio MHNA, a abandonné Lanvin pour la décoration. Vous naviguiez également dans la mode avant la galerie. S’épanouit-on plus dans la décoration intérieure que dans la mode ?
Je ne devrais pas prononcer mes prochains mots, mais je ne sais me taire lorsqu’une vérité doit éclater. J’en avais marre des bonnes femmes (rires). Quand vous vous en occupez vingt-quatre heures sur vingt-quatre vous devenez dingue.
Il faut savoir que mon parcours dans la mode est un peu le fruit du hasard. Je venais d’un cursus scientifique et sortais de missions pour le ministère de la Recherche scientifique. Seulement, ma fibre artistique s’est fait plus forte que la scientifique.
Néanmoins, pour revenir à la mode, malgré mon éloignement, je resterais éternellement reconnaissante à la personne chez qui j’ai œuvré pendant dix ans. De mon stage à mon départ. Grâce à elle j’ai appris à m’occuper de personnalités, à connaître les matières, les couleurs, les mélanges. Elle venait de la haute couture, de chez Real, et avait habillé Jane Fonda, Brigitte Bardot et toutes les stars des années 1960. À la fermeture de Real en 1968, elle a ouvert sa propre petite maison, en continuant à faire des pièces uniques pour ses anciennes clientes, un peu haut perchées.
Vous parlez de connaissance de matières, de couleurs et de mélanges. Quels sont vos matériaux favoris ?
J’ai toujours aimé le métal, mais pas le froid. Par exemple, je n’apprécie guère l’aluminium. J’affectionne les matériaux qui vieillissent bien, j’ai un mal fou avec le plastique qui décatit vite. Les choses qui ne sont pas faites pour durer me mettent mal à l’aise. Le métal me rassure, moi qui suis de nature inquiète, j’ai besoin d’être rassurée constamment. Pour illustrer mes propos en image, si je donne un coup dans le métal, rien ne se passe, rien ne casse.
J’aime les matériaux traditionnels comme la céramique, le fer battu, etc. Plus particulièrement, je suis férue de bronze, et toute sa palette de patines variées. D’ailleurs, en y pensant, les artistes avec lesquels je travaille sont à mon sens des sculpteurs, non des designers. Ce terme est un anglicisme commercial commun, j’ai compris cela avec 1stdibs.
Sinon, je regrette de ne presque pas utiliser le galuchat. Pourtant de très belles pièces ont été faites avec cette matière dans le années 1930. Parfois, nous en appliquons à la demande du client mais les artistes sont en général, d’eux mêmes, un peu réfractaires car ce matériau est trop connoté art déco.
Au delà des matériaux, j’aime l’idée que lorsque l’on achète un objet, la main de l’artiste se sente encore dessus. C’est pour cela que je n’apprécie pas le mobilier industriel, avec lui le rapport est déshumanisé. Moi, je recherche un rapport intime avec mon mobilier, presque sensuel. Seul le travail artisanal d’un artiste peut procurer ce sentiment.
Pas de bois ?
S’il est bien entouré de bronze (rires). Le bois seul, je n’en vends pas, mes clients ne viennent pas chez Avant-Scène pour ce matériau, même si cela peut paraître incroyable. Par exemple, Pierre Deltombe a créé deux modèles de bureaux que j’adore, et j’ai du en vendre trois exemplaires de chaque uniquement. Je pense simplement que la galerie n’est pas faite pour mettre le bois en avant.
Justement, pouvez-vous parler de la clientèle de Avant-Scène ?
Au début, la galerie pouvait accueillir une vingtaine de personnes d’un coup. Pourtant nous n’étions pas connu du grand public, et ni de la presse, mais nous attirions déjà les amateurs de belles choses. Avant-Scène était une attraction captivante pour mes semblables, nous les frustrés de la décoration. Aujourd’hui, ce n’est plus la même époque, une vingtaine d’individus se retrouvent en même temps dans la galerie seulement lors des vernissages des expositions, soit une fois par an. Le mobilier contemporain et artistique est moins intimiste de nos jours, les curieux se font plus rares en galerie et préfèrent les grandes expositions dédiées, les musées, la presse spécialisée et internet.
Aussi, nous faisons encore des listes de mariage. Essentiellement des deuxièmes, voire troisièmes mariages (rires). L’année dernière nous avons eu plusieurs listes assez prestigieuses de messieurs dont les noces faisaient la une des journaux. Ces listes engendrent des situations assez cocasses lorsque des grands-mères, disons « assez classiques », passent le seuil de la galerie pour déposer le règlement en maugréant des phrases comme : « Oh, mais tout est affreux, tout est affreux. Mais ce n’est pas possible, pas possible, c’est horrible. Que doit-on faire ? ». Moi, je rigole… Ça me réjouit de ne pas plaire à tout le monde (rires). D’ailleurs, je serais démoralisée de n’avoir que des clients de mon âge. Heureusement, de jeunes acheteurs passent toujours la porte de la galerie.
N’est-ce pas difficile de mettre en vente des pièces que l’on aime tant ?
Vendre de belles pièces peut se révéler difficile émotionnellement. Pour l’anecdote, à la première exposition de Hubert Le Gall, en 1997, qui était fortement inspirée par le végétal, nous montrions, entre autres pièces, ses célèbres tables marguerites, dont il arrête la création cette année. Et parmi les différentes créations, nous présentions un somptueux cabinet de l’artiste. Il l’avait fait avec des panneaux en buis, commandés par Louis-Philippe, pour graver des livres. La réalisation était magnifique. J’avais prévenu Hubert que si le cabinet ne partait pas pendant l’exposition, je le gardais pour moi.
À la veille de la fin de l’exposition, l’œuvre n’était toujours pas vendue. Me voilà alors en teeshirt noir et jeans, préparant mon intérieur en déménageant tout chez moi. Le transporteur était même réservé. Tout était prêt pour accueillir le meuble. Seulement, l’ultime jour de l’exposition, un client passa et me demanda le prix du cabinet. J’hésitai sincèrement à lui donner, mais dans un élan professionnel je le lui communiquai. Sans attendre, l’acheteur me tendit un chèque et emporta la pièce loin de moi. Tout s’écroula pour moi. Je désirais réellement ce meuble, mais c’était la première exposition de Hubert, je ne pouvais décemment pas refuser la vente. C’était très important pour lui et pour la galerie, mon plaisir personnel ne devait pas interférer. Cela fut un crève-cœur de rentrer chez moi et de tout remettre en place péniblement.
Quelques mois plus tard, alors que je parlais avec Hubert, je lui confiai toute l’histoire. Et, quel bonheur ! Il me répondit qu’il lui restait des panneaux de buis, suffisamment pour faire un second cabinet, pour moi. Il m’en fit un sur mesure, avec des étagères pour remplacer les tiroirs du premier. D’un cabinet aux inspirations renaissance italienne, il me fit un sublime bar d’art contemporain. Au début, d’extérieur, j’y voyais un peu les Transformers de mes enfants. Mais l’intérieur, tel une chapelle byzantine, était hallucinant. Tous les motifs étaient faits en bronze à partir de biscuits apéritifs moulé un à un.
Moins heureux, je regretterais toute ma vie de ne pas avoir pris pour moi une chaise de Tom Dixon, faite avec des poêles et des louches. À l’époque, il travaillait dans le même studio que Mark Brazier Jones, ils s’influençaient mutuellement, Mark avait donc réalisé une chaise composée par tous les métiers d’art. Le dossier était une lyre, l’assise une palette de peintre avec un pinceau qui en sortait, etc. C’était presque dada.
Tout cela pour dire que oui, vendre des pièces exceptionnelles peut être difficile, mais c’est le triste sort de tout galeriste.
Quelles sont vos influences artistiques ?
L’artiste qui m’émeut le plus, pour qui je serais prête à faire des kilomètres, est Bill Viola. Je trouve son travail très complet, il me fait frissonner. J’apprécie également certains tableaux de Anselm Kiefer, mais cet artiste est quand même un peu tristounet à la longue. Je trouve aussi très intéressante la sensualité des peintures de Gerhard Richter. Naturellement, j’aime mes artistes.
Je reste perpétuellement curieuse, par exemple, l’exposition Pierre Soulages au Centre Pompidou était absolument magnifique. Pourtant je ne suis pas une fan de l’artiste. Pour l’anecdote, je ne prends presque jamais les audio-guides, et pour une fois, lors de l’exposition j’en ai pris un et ai entendu, avec surprise, la voix de Pierre Soulages qui expliquait lui-même ses œuvres. C’était fascinant.
Aussi, il y a deux choses que je déteste : Jeff Koons et Damien Hirst. Ils font de l’art industriel et beaucoup de monstruosités. Je les trouve indélicats, pour eux l’art se résume grossièrement en cette phrase : « je t’en mets plein la gueule ». Cette expression vulgaire correspond parfaitement à leurs travaux creux et laids. Après, si je devais en sauver un seul, je garderais Hirst.
Je suis également une femme d’opéra. J’aurais tant aimé être chef d’orchestre, malheureusement, je n’ai pas le talent nécessaire. Malgré quinze années de piano sans déclic pour un talent particulier. Ma coordination n’est pas suffisamment bonne et je n’arrive pas à mettre en forme mes envies musicales.