La nuit est encore jeune, de Catastrophe
Catastrophe, groupe artistique étincelant, spontané et sincère produit depuis 2015 de l’art tant conscient que dada sur de multiples supports : objets musicaux singuliers, scénographies étonnantes, littérature comblée de promesses. Malgré l’absence de Pierre Jouan, cofondateur de Catastrophe, adscite est allé à la rencontre d’autres acteurs associés, Blandine Rinkel, Hadrien Bouvier et Arthur Navellou afin que ces trois derniers nous parlent de leur bel ouvrage signé sous le nom Catastrophe : La nuit est encore jeune.
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La nuit est encore jeune s’ouvre sur une dédicace envoyée « Aux nuits, ». Ainsi quelles sont les nuits Catastrophe ?
Arthur : La nuit est un endroit de création privilégié. Un espace où tout est possible. Là où les lois ont moins d’emprise.
Blandine : Pour être plus précis, la nuit est même moins légiférée. Dans le code civil, une phrase bouffie d’ambigüité avance que les lois s’appliquent de manière moindre la nuit. Par exemple, les perquisitions n’y sont pas exécutables. Au-delà des lois juridiques, les lois qui régissent nos rapports subissent presque une trêve. Les liens sont plus troubles la nuit, une simple relation amicale peut se transformer en relation sexuelle. Ce glissement ne serait pas le même un matin ou un après-midi. La nuit est un lieu opaque, poreux et trouble. La nuit, nous quittons nos transparences pour nous libérer. Tout ce raisonnement a été grandement aidé par le livre La Nuit de Michael Fœssel, sur ce qu’elle exprime socialement, politiquement, humainement.
Arthur : La nuit est également un événement, celui qui précède la redécouverte du soleil. Elle est une traversée, une attente. C’est monter en haut d’une colline au matin pour admirer un lever de soleil.
Blandine : L’idée de la traversée se retrouve dans La nuit est encore jeune où nous partons de quelque chose d’assez sombre pour avancer au fil des pages vers l’aurore.
Hadrien : Nous prenons également la nuit dans un sens d’obscurantisme, d’absence de lumière. Elle rappelle des périodes plus opaques de l’humanité, qui pour certains ne nous ont jamais quitté. La nuit est encore jeune peut symboliser un moyen d’apprivoiser la nuit, et de lui dire que nous l’aimons.
Dans La nuit est encore jeune on compte de nombreuses citations, de Saint-Exupéry à Cocteau en passant par Modiano. Une se détache particulièrement, celle de Aquaserge, page 9, « Laisse ça être. », juste après une plus longue de Robert Musil. Pourquoi Aquaserge ?
Blandine : Nous trouvions amusant de mettre après un long pavé de Robert Musil, que nous aimons beaucoup, une fulgurance très efficace de Aquaserge. La citation de Musil vient du début du vingtième siècle, celle de Aquaserge du début du vingt-et-unième, et pourtant elles expriment la même idée de « laisse ça exister, laisse ça être. » Elles montrent la communication du temps, une intention commune, espacée de près d’un siècle, mise sous deux formes différentes. Puis, Aquaserge, ils font de la musique !
Ce schéma dévoile un autre fait énoncé dans l’ouvrage. Nous parlons avec de moins en moins de mots, et surtout de plus en plus vite. Ces deux citations mettent cela en exposition dès l’entame de La nuit est encore jeune.
Blandine : Nous n’avions pas nécessairement pensé à cela, mais c’est très juste. Ce parallélisme affirme aussi que nous ne sommes pas passéistes, nous ne renions pas les écrits d’avant, qui nous nourrissent. Cependant, ils ne nous empêchent pas de citer des phrases actuelles.
Le livre se découpe en trois grandes parties : Cendres, Renaissance et Avenir. Puis, aux pages 78 et 79, vous définissez la phœnixologie comme la science de ceux qui s’évertuent à renaitre. La nuit est encore jeune est-il le phœnix de vos jeunesses ?
Blandine : Ce livre doit faire renaitre quelque chose. Pour moi, c’est un sentiment vif d’enfance qu’à nos âges, entre vingt et trente ans, nous sommes en risque d’oublier. Un enfant exprime une forte vitalité avec évidence. C’est cliché, mais lorsqu’à six ans nous disons « je veux être astronaute » ça souligne un immense souhait de dynamisme. Sauf pour des cas cliniques, avant d’être adulte nous ne sommes jamais neurasthéniques, ou dépressifs. Un enfant à toujours des envies, même si elles sont nulles. La vitalité est comme une veine, qui se bouche avec le temps qui passe. Écrire ce livre, c’était pour nous le moyen de nous assurer que nous sommes toujours accompagnés de notre force vitale. La nuit est encore jeune peut faire renaitre un sentiment d’enfance. J’ai aussi été touchée par certains lecteurs, comme l’auteur Frédéric Aribit qui disait : « Depuis combien d’années on ne m’a pas parlé du sentiment bête de vouloir sauteur à pieds joints dans une flaque d’eau ? » Il parlait du sentiment qui précède l’acte, une conscience que le monde est sérieux mais que, finalement, sauter dans l’eau peut être drôle. Un adulte n’est plus insouciant, il ne marche plus sur des murets, il ne court plus dans la boue, il ne saute plus dans l’eau. Le livre démontre comment s’emparer de la vie, à nos âges, pour en profiter. En ça, j’y vois un phœnix.
Hadrien : Nous espérons relire ce livre dans vingt ans, avec, selon, un air amusé ou condescendant. Au-delà du simple phœnix, il s’apparente également à une capsule temporelle que nous recouvrirons, j’espère, avec délice dans plusieurs années.
Arthur : D’ailleurs, je souhaite avoir bien évolué lorsque je reprendrais le livre dans l’avenir. C’est dans le calcul de l’écart entre ma vie actuelle et ma vie future que j’estimerais ma « réussite » avec bienveillance. Je n’ai pas peur, j’attends curieusement.
Le lecteur attend la page 36 pour découvrir, non pas une explication du concept mais, une étymologie du mot catastrophe. Pourquoi si peu, si tard ?
Arthur : Le geste de se présenter n’est pas le premier chez nous. Nous ne faisons pas de : « Bonjour, je m’appelle Arthur, je fais ci, je fais ça, je fais ci… » Pour moi, ce n’est pas un bon préambule. Une bonne introduction à une conversation reste de savoir comment l’autre va, comment se déroule sa journée.
Blandine : Je ne pense pas que nous soyons cachotiers là-dessus. Nous préférons parler de ce que nous faisons plutôt que de qui nous sommes. Se poser la question du « qui » peut être paralysant alors que la question du « quoi » est plus dynamique. Le « qui » fige, le « quoi » ouvre à l’action. Dans Catastrophe nous ne nous préoccupons pas du « qui », nous préférons agir ensemble.
Page 39 vous évoquez Siri, l’interface homme-machine d’Apple, ainsi : « Siri, cette subjectivité fictive d’Apple qui repose sur la mécanisation des représentations sociales, finit par convaincre les humains. D’aucuns, ne faisant plus la différence entre une présence et un logiciel subtil, lui voient même une âme… » N’avez-vous pas peur d’un monde comme dans le film Her de Spike Jonze ?
Hadrien : Nos avis sont surement divers là-dessus. Pour Siri, nous sommes sur une intelligence artificielle faible mais, pour moi, l’apparition d’une IA forte marquera la fin totale de notre ère. Sans forcement tomber dans un délire de chaos, le monde que nous connaissons mis face aux IA changera radicalement. Sans avoir forcement peur, une part d’angoisse m’habite, ainsi qu’une grande curiosité. Quand je relativise avec ce que nos grands-parents ont connu, une existence sans télévision, sans téléphone portable, sans internet, et le fait que nous allons, je spécule un peu, connaître des avancées encore plus folles, je m’interroge.
Cela me fait penser à un autre extrait de La nuit est encore jeune. Lorsque vous extériorisez votre nostalgie face aux cabines téléphoniques…
Blandine : Sans être pour autant réactionnaires, cette nostalgie nous la trouvons belle. Nous en parlons car notre monde est sans cesse confronté à la collision des temps, et ces chocs nous procurent des émotions vives, ni positives, ni négatives, juste factuelles.
Hadrien : Dans le livre nous parlons d’objets et d’espèces en voie de disparition mais nous ne dénonçons pas de phrases et concepts en voie de disparition. Pourtant, ils sont autant menacés et importants pour la richesse de la diversité. Le monde, ce n’est pas que du matériel c’est aussi de l’immatériel, de l’abstraction comme le langage.
Blandine : Dans le langage, rien que les intonations sont cruciales. Pour prendre un exemple, à un moment nous souhaitions mettre en musique le ton « journal télévisé ». Pierre désirait écrire les partitions de BFMTV, car les notes sont toujours les mêmes, et ainsi démontrer pas un morceau peu passionnant un phénomène inquiétant. L’uniformisation de la musique verbale. Il serait tellement intéressant de donner à plusieurs réalisateurs les mêmes dépêches AFP. À David Lynch, à Kathryn Bigelow, à Christophe Honoré et à Justine Triet. Feront-ils tous le même journal télé, j’en doute fort. Nous vivons dans une époque où l’on nous bassine sur un même ton, sans imagination mais avec beaucoup de conformisme. C’est effrayant. D’ailleurs, je pense sincèrement que la montée des extrêmes en politique est le fruit d’un manque de diversité dans le langage.
Hadrien : Je viens de lire une interview, qui date d’une trentaine d’années, de Pierre Bourdieu qui parlait d’Alain Finkielkraut. Il désignait déjà Finkielkraut comme l’un des maçons du mur qui sépare les gens. À force de tronquer le réel, Alain et ses copains contribuent à appauvrir la pensée, le langage et, par incidence, la vie.
À la lecture du livre, j’ai été surpris, dans un premier temps, de ne pas trouver une citation ou une référence à Une Jeunesse de Modiano. Puis à la page 71, j’ai compris grâce à ces phrases : « La Confession d’un enfant du siècle de Musset, qui attendait le retour de Napoléon, n’est pas la nôtre. Pas plus que Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, le Mars de Zorn ni L’Envers du paradis de Fitzgerald. Il y a autant de nuances de désespoir, ou de sidération, qu’il y a de générations, de classes et enfin d’individus pour les éprouver. Autant de joie aussi. » Alors je me demande, La nuit est encore jeune est-il le reflet d’une certaine jeunesse ? Et quels seraient les autres livres ou auteurs de cette génération ?
Blandine : Pour nuancer, je dirais que nous ne refusons pas d’aller nous référer à des livres comme Une Jeunesse de Modiano ou encore La Confession de Musset. Par contre, nous en refusons la réclusion littéraire. On essaie de lire et de comprendre ce qui a été écrit avant nous, mais aussi pour comparer et se préciser, entrer dans la nuance, dans la précision. 2017 n’est pas 1836, ne bâclons pas les différences. Enfin, pour répondre aux secondes questions, je tiens à préciser que Catastrophe n’est pas le porte-parole des jeunes. Nos avis n’engagent que nous. Quand nous avons entamé la rédaction de La nuit est encore jeune ce n’était pas uniquement par le manque de retrouver l’expression de notre génération dans la littérature actuelle. C’était également dû au fait que nous ne recouvrions pas notre manière de voir. Plusieurs livres sont écrits par des gens de notre génération, mais on ne se reconnait pas dans une certaine manière de « subir le tragique ». Ça nous intéresse de lire ça, mais ça ne nous parle pas intimement.
Hadrien : Pour synthétiser la réponse de Blandine, La nuit est encore jeune a été écrit car nous ne nous reconnaissons pas « nous » dans les ouvrages de notre génération.
Cela me rappelle un échange que j’ai eu avec Pierre à propos du 11 septembre 2001. Un événement marquant pour notre jeunesse que vous évoquez brièvement dans le livre. Nous parlions de Windows on the World de Frédéric Beigbeder, qui à l’époque de l’attentat était et faisait déjà du « Beigbeder ». Nous constations le manque significatif d’expressions des événements de notre génération, mis en avant par des penseurs de nos âges.
Blandine : Si, j’en ai un ! Malheureusement, je suis tombée dessus après la composition de La nuit est encore jeune. Ce livre se nomme Archimondain jolipunk : confessions d’un jeune homme à contretemps. L’auteur se prénomme lui Camille de Toledo. Qu’il ait quinze ans de plus que nous ne change rien, on se retrouve dans sa vision de l’époque, et des potentiels du temps. Comme nous, il désire oublier le cynisme pour avancer avec plus de candeur. D’ailleurs, je crois qu’il parle de Beigbeder en disant qu’il ne se retrouve pas dans sa manière de voir le monde, qu’ils partagent pourtant ensemble. J’aime le fait que Camille de Toledo ne fasse pas table rase du passé, mais le condense pour partir ailleurs. Il ne s’interdit pas les horizons.
J’ai été étonné de trouver plusieurs phrases en anglais sans traduction dans La nuit est encore jeune. Et d’autant plus surpris que l’éditeur laisse cela ainsi. Pourquoi ce parti pris ?
Hadrien : Simplement en nous disant que si nous comprenions ces phrases, les lecteurs aussi.
Blandine : Nous souhaitions tabler sur l’intelligence de lecteur. Puis, il ne s’agit pas d’être bilingue, nous ne le sommes pas nous. Et je déteste le fait que dans de nombreux livres, les auteurs ou éditeurs prennent les lecteurs pour des idiots.
Hadrien : Nous avons la chance d’avoir une éditrice qui, comme nous, fait totalement confiance à l’intelligence du lecteur. Et au pire, il y a Google Translate.
Vous définissez « Infinir » comme « faire afin que les choses ne finissent pas, agir avec l’idée de l’infini en tête. » Vous, qu’aimeriez-vous ne jamais voir finir ?
Arthur : La curiosité et l’imagination. Des forces vitales qui nous poussent à aller vers l’inconnu. Ces élans peuvent parfois s’arrêter lorsque l’on atteint un certain degré de connaissance. Alors qu’il faut sans cesse pousser plus loin pour toujours découvrir.
Hadrien : Ne jamais arrêter de penser. Ne pas échoir face à la paresse de ne plus réfléchir. Il faut continuer de creuser et ne jamais se contenter de nos acquis.
Blandine : Le langage et la confiance. La confiance dans le langage.
Alexandre Fisselier