Alexis Mabille, décorateur secret du prestige
À l’occasion du salon Maison&Objet de septembre 2017, la rédaction est tombée sous le charme d’une salle de bain
. Une pièce rose poudrée, d’une apparente solidité éternelle mais nuancée par une fragilité hautement sincère. Un ouvrage olympien imaginé par Alexis Mabille, créateur de Haute Couture, pour la marque Jacob Delafon. Une improbable union heureuse, au fruit prodigieux.
Afin de connaître l’essence de cet esprit du bain, assurément lié à l’élégance à la française, adscite est allé à la rencontre du célèbre couturier parisien Alexis Mabille.
Alexis Mabille, quelle est l’histoire esthétique de cette création pour Jacob Delafon ?
Je voulais que la salle de bain reflète un esprit néo-classique très parisien. En tout cas, très architecture française, avec une part belle laissée à la féminité. La collaboration avec Jacob Delafon s’est initiée avec une volonté de mettre, dans l’architecture intérieure d’une salle de bain, un esprit de mode féminine, avec une idée de sur-mesure très importante. J’ai donc instantanément pensé à des formes aux belles courbes, très douces en terme d’ovalescence du volume, notamment de la baignoire, pièce qui a été la base de toute la ligne. À ces premières inspirations, j’ai ajouté une émanation très haussmannienne, voire directoire, avec un mélange de styles traité à l’épure.
Pourrait-on évoquer des architectes d’intérieur comme la célèbre américaine Dorothy Draper ou le plus contemporain Jean-Louis Deniot ?
Totalement pour Dorothy Draper, je trouve fabuleux son travail des rondeurs et des volumes dans un baroque élégamment simplifié. Par contre je me sens loin de l’univers de Jean-Louis Deniot, qui est un ami par ailleurs. Disons que mon inspiration est aussi bien tirée de fontaines romaines, que du quartier de la Nouvelle Athènes à Paris dont j’apprécie particulièrement le côté ostentatoire minimal. D’ailleurs, je pense que le style de ma salle de bain est baroque minimal. L’idée à la base du projet était elle plus extrême, j’imaginais un bain de jardin. Une évocation très gréco-romaine qui dresse la genèse de l’architecture néo-classique dont je parlais précédemment.
Vous parlez de références gréco-romaines, l’amour des statues classiques vous est propre, on retrouve grandement les inspirations Alexis Mabille dans cette collaboration. Quand on entre dans la salle de bain, on pense aussitôt au canapé rose poudré dans votre boutique 11 Rue de Grenelle (6e arrondissement de Paris, ndlr) ?
C’est vrai que les courbes de ce canapé sont très proches de l’âme insufflée dans ma création pour Jacob Delafon. Le travail sur la baignoire a été passionnant, je devais penser bien évidement à l’esthétisme général, avec des galbes harmonieux au regard. Mais il m’était aussi nécessaire de concevoir une baignoire agréable à vivre, douce pour les épaules, le creux du cou et la ligne du dos. Je voulais tailler un grand confort dans la pierre. Ce jeu sur le marbre est totalement inspiré des fontaines déjà évoquées. Lors de mes recherches, j’ai collecté de nombreuses images, amassant ainsi maintes références de rondeurs généreuses, semblant si confortables pour de majestueux bassins de jardin. Aussi, le contraste est intéressant entre l’apparente douceur intérieure d’une fontaine et sa rigueur architecturale extérieure.
Parlons des matériaux, eux aussi très gréco-romains, pourquoi partir sur le marbre Calacatta en particulier ?
J’aspirais à une veinure imposante sur la pièce dans un tout très massif pour contrebalancer avec les lignes souples. Ainsi, le Calacatta m’a semblé idéal pour sa dimension architecturale mais aussi pour sa teinte qui rivalise avec la peinture rose, très aimable presque rose carthame, des murs. Ainsi, ce contraste borderline passe, par un léger glissement, les influences gréco-romaines très féminines vers des révélations marquées années 1940 et 1970.
Chose plus technique, l’aspect au toucher est formidable. Il a nécessité plusieurs jours de polissage à l’aide d’une éponge en diamant pour obtenir une caresse veloutée. Le tailleur de pierre a ainsi donné énormément de douceur à un élément minéral brut. Il a rendu à la veine du marbre une attitude très opalescente.
Nous n’avons pas encore parlé de la douche, et plus généralement de la robinetterie. Que pouvez-vous dire sur ce sujet ?
Déjà, je voulais que la robinetterie soit dorée pour équilibrer avec les veines doucement grises du marbre. Cette idée de la couleur bijou peut sembler acquise de fait, mais j’aime naturellement mêler les tons gris avec de l’or qui vient les rehausser, les réchauffer.
Pour le design de la robinetterie, il est très simple, hérité d’un classique minimaliste. Je ne souhaitais pas – et surtout ne concevait pas – l’utilité d’en faire trop sur ce point. Mis à part la douche, qui se pare d’une structure abracadabrante en arceaux, très complexe au niveau de sa réalisation.
Les miroirs occupent une place importante dans cette scénographie Alexis Mabille pour Jacob Delafon. D’ailleurs, il me semble qu’un modèle est venu compléter la collection juste avant la présentation officielle de la salle de bain. Pouvons-nous en savoir d’avantage ?
Dans le concept total de la collection nous comptons évidemment la baignoire, la Wash-station, un mot barbare pour dire vasque, la douche, les petits meubles, les encolures, le petit tabouret. Mais je désirais faire entrer d’autres éléments dans cet espace, je voulais jouer sur différentes vibrations. Ainsi, j’ai sourcé des luminaires très années 1970 chez Magic Circus Éditions. Ils viennent se refléter dans les miroirs, donnant une énergie unique à la pièce.
Puis, j’ai additionné aux miroirs naturellement présents dans une salle de bain, ceux autour de la baignoire et de la Wash-station, deux pièces réalisées par mon amie Marie Beltrami, artiste avec qui je collabore régulièrement. Elle avait dessiné ces miroirs vers la fin des années 1970, un grand cercle biseauté avec une corde brute qui rentre à l’intérieur en porte-à-faux. Au début, j’avais commandé cette réédition pour la présentation initiale mais finalement ces pièces vont intégrer la collection.
Ces miroirs sont également une manière plus accessible de s’approprier la collection chez soi.
Exactement, comme tous les éléments sont détachables les uns des autres, un client n’est pas forcé de prendre la baignoire s’il souhaite avoir uniquement la douche. Ce qui est intéressant avec cette collection c’est qu’elle s’adresse aux décorateurs, aux architectes et à des clients assez pointus qui ont l’habitude de gérer la déco. Ainsi, il est totalement possible de prendre la baignoire et de la marier à une autre robinetterie plus ancienne. Toutes les pièces de cette collaboration Alexis Mabille cross Jacob Delafon sont faites pour vivre seules dans des univers très différents. Je voulais vraiment ressentir ce côté timeless, avec des pièces sans époque. La baignoire peut s’intégrer a un espace blanc excessivement contemporain à la Joseph Dirand tout en devenant autre chose. Les volumes sont très épurés dans mon décor féminin, presque baroque dans la mise en scène des alcôves, mais ils fonctionnent aussi dans un monde minimal en muant de concept. C’est cela que je trouvais intéressant dans la réalisation de cette collection, le fait qu’elle ne soit pas destinée à un seul type de personnes. Elle exprime un propos, comme lors de mes défilés où j’exprime une personnalité avec le maquillage ou encore la coiffure arborés par le mannequin. Pourtant, à la fin, la pièce est destinée à une autre personne, une autre personnalité.
C’est le destin de la décoration, comme pour la haute couture.
C’est la même chose, la création est faite pour exister de manière indépendante. Ici, la collection va connaître des assemblages inédits, avec d’autres possibilités de marbres en sur-mesure. D’ailleurs, Jacob Delafon a déjà réservé des stocks chez des marbriers afin de pouvoir s’amuser avec un marbre vert ou rose… L’idée avec cette collection est que si demain Jean Nouvel ou Jean-Michel Wilmotte débarque avec un souhait de salle de bain où utiliser ma collection dans un marbre noir de Belgique, cela soit possible. Le but est totalement de dialoguer avec les architectes dans le cadre de réalisations sur-mesure, en sachant que nos prix sont très « haut de gamme ».
Sans jeu de mots puéril, et pour résumer, la collection Alexis Mabille pour Jacob Delafon est purement de la haute couture ?
Je pense sincèrement que c’est pour cette raison que la marque m’a approché. Pendant longtemps, j’ai tenté de comprendre pourquoi il me demandait une baignoire (rires). Même si je fais déjà pas mal de design sans vraiment communiquer dessus. Seuls quelques happy few sont au courant que je dessine des canapés, des tables basses et d’autres trucs. Quand l’enseigne a appris que je réalisais du mobilier et de la décoration, alors qu’elle avait le désir de se rapprocher de la mode, notre association est devenue logique.
Nicolas Adnet, architecte d’intérieur cofondateur du studio MHNA, a quitté Lanvin pour la déco. Vincent Darré, ancien bras droit de Karl Lagerfeld chez Fendi, s’en est allé de la mode pour créer la Maison Darré. Ou encore, Elisabeth Delacarte a abandonné la mode pour ouvrir sa galerie de mobilier design et de décoration intérieure, il y a plus de trente ans. Vous aussi Alexis, vous signez discrètement, mais assurément, du mobilier et des mises en scène domestiques. Si l’on s’exprime plus dans la déco, pourquoi ne pas tenter de raccrocher la mode ?
Je viens d’une famille qui apprécie grandement la décoration. Mon grand-oncle, Patrice Nourissat, est un décorateur qui a cartonné dans les années 1980. Je suis aussi très proche d’amis comme Joseph Dirand. Ainsi, j’ai toujours trainé, de part mes copains ou ma famille, dans la décoration et dans l’archi. J’aidais dès que je le pouvais. Le milieu de l’architecture intérieure m’est proche, il intègre mon lifestyle quotidien. Puis, cela m’a toujours intéressé car j’aime ce parallèle qui manque parfois dans certaines maisons, qui est d’avoir une vie commune entre un état d’esprit et le mode de vie qui va avec. Pour moi tout est lié, les ponts entre ces différents domaines sont assez évidents et rendent les choses bien plus intéressantes. Sans me consacrer à un unique pan de la création, j’aime garder l’esprit ouvert. Aujourd’hui, je ne suis pas décorateur dans le sens strict du terme, par manque de temps. Néanmoins, si je pouvais faire plus de projets ça serait formidable. Seulement, en mode, nous avons des calendriers à respecter.
Dernière question autour de la salle de bain Jacob Delafon : Bien que la réponse soit évidente, l’absence du nœud signature Alexis Mabille est volontaire ?
Totalement. C’était acté dès le début du projet. Pour cette collaboration avec Jacob Delafon je ne souhaitais pas tomber dans le premier degré. Il ne fallait aucun imprimé, aucune signature, même aucun clin d’œil avec, par exemple, la réinterprétation d’une broderie appliquée dans un coin. Ce genre d’acte représente ce que je n’apprécie guère dans les collaborations avec des maisons de mode. Je voulais exprimer un style par des couleurs, des formes, un lifestyle et un certain luxe qui correspondent à mon univers couture, sans sombrer dans la facilité.
Même pour la présentation de la salle de bain, j’ai refusé d’accrocher des vêtements de la marque sur des cintres. Ce n’est pas pour nier les liens entre les marques Jacob Delafon et Alexis Mabille, mais à mon sens ces éléments venant charger la mise en scène la briserait en partie. Quand on présente une baignoire à plus de 100.000€, nous sommes sur la noblesse de la matière et sur le travail de l’atelier, c’est là-dessus que nous communiquons.